Les îles du Salut
mars 2024les îles du salut, ancien bagne de Guyane
Cette escale n’était pas prévu sur notre trajet retour entre le Brésil et les Antilles françaises, mais une panne de pilote automatique nous a forcé à chercher un mouillage abrité afin de pourvoir réparer ; les îles du Salut offraient l’avantage de se trouver sur notre route, à moins de 24h de distance ;
Nous n’avons pas eu à trop barrer à la main.
Les formalités ne sont pas requises lorsque l’on n’y passe seulement quelques jours, ce qui est fort appréciable.
Tant qu’à faire, j’aurais adoré en profiter pour transformer cette escale improvisée en véritable étape, et aller Kourou, distant de moins de 10 NM, pour visiter le centre spatial guyanais. Mais c’est une visite qui se réserve plusieurs jours à l’avance, et nous avons rdv en Martinique pour une escale technique, alors tant pis.
Loïc envoie le drone pour vérifier le mouillage et avoir une idée des lieux.
Leur nom provient du véritable Salut, qu’elles représentèrent pour les premiers colons guyanais décimés par les épidémies de fièvre au 18ème siècle : la poignée de survivant sur les 12 000 colons, vient se refugier aux îles du Salut, alors exemptes de moustiques et de malaria, possède un climat plus favorable.
Surnommées les îles du Diable, à cause des forts courants qui la traversent, causant de nombreux disparus, elles sont surtout célèbres pour y avoir abrité l’un des bagnes les plus meurtrier de France.
Environ 70 000 prisonniers y passeront en tout
- l’île Royale, celle des bagnards condamnés aux travaux forcés, accueillait l’administration, l’essentiel des fonctionnaires et gardien, et l’hôpital
- l’ile St-Joseph était réservé aux fortes têtes qui tentèrent de s’évader, et qu’il fallait isoler
• et l’île du Diable pour les prisonniers politiques, qui eux n’avaient pas à travailler.
Ce bagne est bien connu des français en raison de deux de ses bagnards célèbres : le capitaine Dreyfus, et Guillaume Seznec. Mais un autre bagnard fit aussi parler de lui : Henri Charrière, qui raconta par écrit son séjour et ses tentatives d’évasion (en fait il s’agit plustôt d’un récit mélangé de son histoire et de celle de ses co-détenus auxquels il emprunte de nombreux faits et anecdotes) : son célèbre récit « Papillon », fut par la suite adapté au cinéma avec Steeve Mac Queen.
L’occasion pour nous d’une séance ciné ce soir, on adore relier par un film ou un bon documentaire la petite et la grande histoire.
Réparation du pilote automatique
Nous n’allons rester qu’une petite journée sur place : quelques heures pour la réparation du pilote automatique – encore une fois, les charbons sont usés, il suffit de les remplacer, une opération que nous maitrisons désormais, mais quel dommage qu’elle ne soit pas possible en navigation : la cale moteur est trop étroite et ce remplacement de pièce nécessite malheureusement de démonter le vérin, ce qui n’est pas possible en mer.
Une destination touristique
Les îles du Salut se visitent, et des bateaux amènent des touristes à la journée sur l’île Royale et l’île Joseph, au départ de Kourou. Il s’agit du site le plus touristique de Guyane, le plus visité devant le zoo et le centre de spatial Guyanais, attirant 50 000 visiteurs par an.
Nous attendons que tout le monde reparte en milieu d’après-midi, pour débarquer… et avoir l’île pour nous tout seuls! C’est une technique que nous pratiquons souvent dans les lieux touristiques accessibles à la journée : arriver en fin de journée, y passer la nuit, et repartir dans la matinée.
Visite de l'île Royale
Nous allons visiter l’île Royale, celle qui comporte le plus de vestiges.
La maison du directeur du bagne est superbe et bien restaurée, elle fait office de musée. L’administration du bagne était logée dans cette île, qui regroupait aussi l’hôpital et l’école pour les fonctionnaires.
Nous croisons des animaux : des paons, particulièrement décoratifs, des singes qui courent le long des édifices, mais surtout de très nombreux agoutis, ces adorables petits rongeurs frugivores, dont l’allure fait penser à un très gros écureuil qui n’aurait pas de queue. Il fuit par bonds, et est très mignon à regarder, en cette fin de journée où ils sont très nombreux à venir glaner les restes de pic-nique des visiteurs;
Autour de nous, essentiellement des édifices pour les civils :
un sémaphore/poste de guet donnant sur la mer, une maison pour la gendarmerie, l’ancien hôpital, l’église des soeurs, le phare,
le quartier pénitentiaire
Puis nous entrons dans le vif du sujet, avec le quartier pénitentiaire, au milieu de l’île. On y entre par le quartier des gardiens, qui disposaient de confortables maisons, plutôt en bon état, et dont certaines semblent habitées par les travailleurs qui font tourner l’île au quotidien.
Nous voilà dans les cellules du quartier disciplinaire, celui qui regroupait les forçats les plus récalcitrants, punis par la commission disciplinaire : des bâtiments en U, avec les cellules tout en longueur, et les chambres des gardiens célibataires au fond et en hauteur qui ont été rénovées pour y loger les travailleurs.
Un sentiment glacé nous envahit-alors que la chaleur et étouffante sous ces latitudes équatoriales. Nous pensons au bagne sud-africain de Robben Island, que nous avons visité plusieurs fois au large de cape Town, lieu d’emprisonnement de Nelson Mandela.
Ici, le personnage célèbre mis à l’honneur est Albert Londres : le grand reporter fut sans doute le tout premier lanceur d’alerte de l’histoire. Devenu reporter de guerre pendant la première guerre mondiale, ses récit particulièrement bien écrits et reconnus pour leur qualité humaine et littéraire, seront publiés dans les colonnes du Matin, du Petit Journal, et du quotidien Excelsior.
Après la première guerre mondiale, qui déjà l’avait emmené en Belgique, Italie, puis dans les Balkans, il continue de voyager et de faire son travail, décrivant le régime totalitaire bolchéviaue russe, les ghettos juifs d’Europe de l’Est, mais aussi en Asie où il révèle au public le quotidien de pays comme le Japon, l’Inde, la Chine…
Visite d'Albert Londres au bagne de Cayaenne
Mais son plus grands fait d’armes sera la publication du poignant récit« Au Bagne », publié en 1923 qui s’avère être un énorme succès populaire. Après avoir visité les lieux, interrogé les bagnards, il y décrit les conditions de vie des forçats, inhumaines, y dresse une galerie de portraits épiques.
A son époque, c’est 7 000 prisonniers bagnards, pour 600 fonctionnaires . Son reportage fait grand bruit en métropole, entraine une réforme immédiate du bagne, et participe au débat sur sa suppression (qui ne sera effective qu’en 1946. )
Extrait du récit "au Bagne", d'Albert Londres, 1923
Décrivant les horreurs de ce qu’il voit, son reportage suscite de vives réactions dans l’opinion mais aussi au sein des autorités.
Voici des extraits de son livre :
« Il faut vous dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu’un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on dit : il va à Cayenne. Le bagne n’est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d’abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l’on débaptise ces îles. Ce n’est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer.
Cayenne est bien cependant la capitale du bagne. (…) Enfin, me voici au camp ; là, c’est le bagne. Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C’est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent. »
— Au bagne (1923), chapitre À terre, pages 35-37.
Et le récit se poursuit :
« On me conduisit dans les locaux. D’abord je fis un pas en arrière. C’est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n’avais encore jamais vu d’hommes en cage par cinquantaine.
Ils se préparaient pour leur nuit. Cela grouillait dans le local. De cinq heures du soir à cinq heures du matin ils sont libres – dans leur cage. »
— Au bagne (1923), chapitre À terre, pages 39-40.
Albert Londres dénonce aussi un fait que l’on ignore souvent : le « doublage ».
« Quand un homme est condamné de cinq à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? […] »
— Au bagne (1923), chapitre Chez Bel-ami, page 43.
Et ici, voici la formule finale :
« Le bagne commence à la libération. Tant qu’ils sont en cours de peine, on les nourrit (mal), on les couche (mal), on les habille (mal). Brillant minimum quand on regarde la suite. Leurs cinq ou sept ans achevés, on les met à la porte du camp. »
— Au bagne (1923), chapitre Chez Bel-ami, page 44.
Albert Londres continuera à dénoncer les injustices, dans les asiles psychiatriques, dans les prisons militaires, les colonies française d’Afrique du nord, Il publiera aussi sur le traffic de femmes françaises envoyées en Argentine pour s’y prostituer, les nationalistes des balkans, ou l’atmosphère au coeur de la guerre sino-japonaise…
Il périra tragiquement noyé en 1932 dans le golfe d’Aden, au cours du naufrage du paquebot qui le ramène de Chine : lors de l’incendie, plutôt que d’évacuer rapidement le navire, il décide de retourner dans sa cabine récupérer ses écrits et photos de reportage, ce qui lui sera fatal .
Tour de l'île
Nous continuons le tour de l’île, qui nous donne une vue sur la maison de Dreyfus, sur l’île du Diable, réservée aux espions et prisonniers politiques. Des courants violents rendent l’évasion très difficile sinon impossible de L’île du Diable, où fut emprisonné le commandant Dreyfus qui y passa 1517 jours. Pour y accéder, un transbordeur, tant la houle et les courants y sont dangereux : les passagers , la nourriture et le matériel traversaient dans une nacelle plutôt que par bateau.
Dernier virage avant de terminer le tour : ce bâtiment qui abritait la forge, et l’atelier des travaux.
Nous n’aurons pas le temps de visiter l’île St-Joseph, dommage, mais l’appel du large est bien là, et nous allons appareiller pour les Antilles après un réconfortant repas de confit de canard – qui traditionnellement est au menu les soirs où nous avons une petite chose un peu spéciale à fêter – ici, la réparation du Pilote Automatique!!!
L’escale aux îles du Salut aura été très courte, mais elle fut une très belle surprise, et nous recommandons à tous ceux qui remontent l’Atlantique sud d’y faire un stop quand la météo le permet, car il s’agit d’un haut lieu d’histoire et de mémoire de la France et de ses colonies. Le site est vraiment très beau, bien rénové, et il est agréable de s’y promener. De plus, le mouillage est calme et bien reposant.
Ca crochète à bord!
Les enfants sont devenus des AS du crochet, une activité découverte il y a quelques mois et que j’encourage tant elle est vertueuse en bateau pour des ados : cela les occupe des heures, stimule leur créativité, leur confiance en eux aussi, la coopération, et l’habileté!
Ils inventent tous les jours des petits personnages différents, des « amigurumi », très « kawai », en forme d’animaux stylisés, : heureusement, en prévision des traversées à venir (Atlantique sud puis Atlantique nord) nous avons fait le plein de laine, coton et autre fils à Noël.
Ils crochètent matin, midi et soir (enfin, après leur temps d’école) tout comme leurs amies Louise et Agathe du catamaran Kumbaya, avec qui nous naviguons de concert, mais que nous n’avons pas re-croisés depuis que nous avons quitté Capetown. Ils se partagent sur whatsapp leurs créations, voilà une saine émulation!
4 jours de mer plus tard, voilà les côtes de Martinique qui se dessinent.
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